Pivoter ou rester sur ses fondamentaux ? Des entrepreneurs nous confient comment ils ont réagi aux crises qu’ils ont affrontés.
« On était comme le Titanic lancé à plein régime, qui fonçait droit sur l’iceberg sans avoir le temps de freiner. Longtemps, on a cru que plus on était gros, moins on avait de chance de couler. Et on a coulé, comme beaucoup de gens. » Jacques Rosselin, la soixantaine et longtemps entrepreneur dans les médias, n’a pas vécu la crise économique causée par la pandémie du Covid 19. Aujourd’hui directeur d’une école de journalisme parisienne, il a quitté l’entrepreneuriat au début des années 2010 pour le salariat. Peut-être pour retrouver plus de calme, lui qui en 30 ans aura vécu toutes les crises qui passent par la vie d’un entrepreneur : les salariés qui se mettent en grève, l’actionnaire qui claque la porte du jour au lendemain, les ventes qui ne suivent pas. Et surtout la crise économique mondiale, celle qu’on ne voit pas arriver, du début des années 2000 : l’éclatement de la bulle Internet.
Après plusieurs années à distribuer de l’argent à tour de bras pour les entreprises du numérique, les gros investisseurs décident d’arrêter de jouer, au mois de mars 2000. Les deux avions qui iront s’écraser dans les tours du World Trade Center le 11 septembre 2001, mettront un terme définitif à une époque bénie pour les nouveaux médias. La boîte de Jacques Rosselin, Canal Web, une télé sur internet – révolutionnaire à une époque où les YouTube et Dailymotion ne sont même pas dans les tuyaux – y passe, après 2 ans de croissance florissante :
« On était déjà en difficulté financière à partir de mars 2000. Tout le mois d’août 2001, on a fait le tour des investisseurs fidèles pour essayer de remonter la pente. Le 11 septembre, on est avec des potentiels investisseurs dans la salle de réunion, et quelqu’un vient nous dire de mettre la télé. On voit les tours s’écrouler. La réunion est annulée. On a compris que le monde va s’arrêter, que ça va être le bordel. Que c’est mort quoi. On survit quelques temps et on dépose finalement le bilan en avril 2002. »
Ne pas se brûler les ailes
« On s’est un peu brûlé les ailes, on a brûlé les étapes, on a tout brûlé » souffle l’entrepreneur.. A la fin des années 1990, quand le numérique en est encore à ses balbutiements mais sur lequel tout le monde investit, l’argent coule à flots : « Dès qu’on disait qu’on faisait un truc sur Internet, on vous inondait de fric. On n’avait même pas besoin de business model ! » Les investisseurs rentrent dans une logique financière plutôt qu’industrielle, jouant avec les entreprises comme on joue au Monopoly. De quoi avoir un peu le vertige, reconnaît volontiers Jacques Rosselin, devant autant d’argent.
René Bolmont, lui, a toujours essayé de garder les pieds sur terre. Le jeune retraité de 73 ans a récemment transmis les rênes de l’entreprise, Technic Plus Impression (TPI), qu’il a fondée dans les années 1980, à son fils : « Franchement, je n’aurais pas voulu être dans la situation actuelle à mon époque. Ce n’est pas facile, ils ont dû licencier plusieurs employés. Le Covid ça plombe tous les secteurs. »
En ouvrant son imprimerie dans la région de Rennes, René Bolmont est arrivé « sans munitions » dans la vie de chef d’entreprise. Il apprend sur le tas en prenant des cours du soir de gestion, à une époque où « il y avait très peu de mesures pour les entrepreneurs. On demandait les quelques aides qui existaient, sans trop d’espoir, et de toute manière on ne les avait jamais ! » Alors il avance, « la tête dans le guidon. » La crise de 2008, née, encore une fois, aux États-Unis, fait couler plusieurs de ses concurrents, pas lui. « Je pense que l’important dans une crise, c’est de rester sur ce qu’on sait faire, faire profil bas. On est resté sur les bases de ce que la société faisait déjà, en restant logique dans nos actions. Pourquoi aller chercher de la croissance, toujours plus, alors qu’on fonctionnait déjà très bien ? »
La crise crée des opportunités
« La crise fait partie du métier de l’entrepreneur. Bien sûr, personne ne pouvait anticiper une crise d’une telle ampleur, mais c’est une bonne occasion de se préparer, car il y en aura d’autres. Il faut que l’entrepreneur de demain se crée des alertes, ait un plan B, voire un plan C, en cas de grande crise. » explique Amélie Jacquemin, professeure d’entrepreneuriat à l’Université Catholique de Louvain en Belgique.
L’entrepreneuriat est souvent vu comme une alternative en période de crise pour nombre de salariés en quête de nouvelles opportunités. Dès 1979, après le second krach pétrolier qui marque la fin du plein emploi, le premier ministre Raymond Barre encourage les salariés qui ont perdu leur emploi à monter leur boîte. Des premières aides, timides, sont mises en place pour accompagner les nouveaux petits patrons. Les successeurs de Raymond Barre ont continué dans ce sens, vantant l’entrepreneuriat comme la meilleure des manières d’obtenir plus de liberté et de confort de vie.
A la faveur, peut-être, des mesures mises en place pour accompagner les créateurs d’entreprises, et de la pandémie, l’INSEE indique qu’en 2020, le nombre d’entreprises créées cette année a augmenté de 4% par rapport à 2019. Les français n’ont jamais été aussi nombreux à monter leur structure. Beaucoup de ces nouvelles entreprises sont sous le statut d’auto-entrepreneurs, notamment dans les secteurs de la restauration et des transports (des livreurs et des chauffeurs VTC en somme). Des statuts plutôt précaires donc, qu’il ne faut pas imputer forcément à une envie de devenir indépendant, mais par nécessité.
Mais certains ont eu une prise de conscience, l’envie d’ailleurs, de se lancer dans un projet qui a du sens. « On peut en effet observer un appel d’air vers l’entrepreneuriat depuis quelques mois » avance Amélie Jacquemin, qui a vu beaucoup de nouveaux étudiants débarquer dans ses cours. « Beaucoup de gens ont eu le temps de réfléchir à ce qu’ils voulaient vraiment faire dans leur vie. »
D’après un récent sondage publié dans les Echos, 76% des sondés considèrent l’entrepreneuriat comme « un levier de réalisation personnelle dans les secteurs qui ont du sens. » Et même si beaucoup voient cette expérience comme périlleuse, vu le contexte économique, les enjeux en valent la peine. Youssef Oudahman un des trois co-fondateurs de « Meet my Mama » une jeune entreprise créée en 2018 qui accompagne des « mamas », des femmes venues des quatre coins du monde avec un talent pour la cuisine de leur pays d’origine, dans divers projets culinaires et éducatifs : « Depuis le début de la crise, on ne s’est jamais dit « on est mort ». On s’est juste dit qu’il fallait trouver des nouvelles solutions pour ne pas laisser les gens avec qui on bosse en plan. Les contraintes ont plus stimulé notre créativité. On est vraiment drivé par la conviction que notre projet est important. »
Se réinventer
On l’entend partout : la principale qualité d’un entrepreneur doit être sa résilience, sa capacité à se réinventer, changer de cap rapidement. « Je trouve qu’on met trop en avant ceux qui réussissent. Tous les secteurs ne sont pas égaux face à la résilience. Pour quelqu’un qui est dans la restauration ou dans le spectacle, ça va être plus compliqué », tempère pour autant la belge Amélie Jacquemin.
Lorsque Emmanuel Macron, le 16 mars dernier, annonce le confinement total du pays, c’est la panique pour l’ensemble des Français. Dans les entreprises, on se demande comment on va pouvoir s’adapter entre le télétravail, les activités qui vont devoir cesser, et du coup, les sous qui vont moins rentrer. « Tout de suite on a organisé une réunion de crise pour se dire avec les équipes : « on fait quoi ». En plus, j’étais en train de lever des fonds, ça a été mis sur pause. » souffle Gaëlle de Lamotte. Chez OLY Be, l’entreprise fondée par la quadragénaire, qui propose des centaines de cours de Yoga un peu partout en France, l’heure est à la remise en question. Pareil du côté de Meet My Mama : « Tout fonctionnait super bien, on était en pleine croissance, et d’un coup tout s’est arrêté. On avait eu des signes avant-coureurs en février, quand plusieurs événements s’arrêtaient. On a dû se réinventer, digitaliser tout ce qu’il était possible de digitaliser. » raconte Youssef Oudahman.
Alors, au lieu des événements traiteurs dans les entreprises, place aux ateliers en ligne, connectés sur Zoom, avec des gens qui cuisinent chez eux. Forcément, convertir à Internet des femmes rarement au fait des nouvelles technologies a été une étape compliquée, mais épanouissante d’après Youssef : « C’est fantastique de devoir les faire aller sur Google Meet, comment gérer les micros, l’image. Mais on voit qu’elles se prennent au jeu, elles nous font même découvrir des trucs, genre mettre un fond d’écran pendant la visio ! »
« C’est un des seuls bons côtés de cette vie en confinement. Le digital a ré-humanisé le truc. Les mamas font leur cours depuis chez elles, on voit les enfants qui passent dans les cuisines, ou qui sont sur les genoux de leurs mères, c’est chouette ! » sourit le trentenaire.
Tout d’un coup, les Français, cloîtrés chez eux, n’ont d’autres choix que de tout faire depuis leur ordinateur ou smartphone : travailler, fêter des anniversaires, jouer à des jeux, et donc, cuisiner, et faire du sport. Très vite, des alternatives aux séances en salles se mettent en place. Des entreprises, comme Décathlon, ou des influenceurs proposent des séances, gratuites pour la plupart, histoire de garder la forme. Mais pour Gaëlle, d’OLY Be, le choix du gratuit ne pouvait pas être pérenne : « On n’a jamais proposé de cours gratuits, parce qu’il fallait continuer à payer les salaires tout simplement. Mais malgré toutes les offres de sport gratuites, près de 50% de nos clients nous ont suivis ! Les gens prennent un abonnement, on leur donne accès à un lien Zoom pour les cours en live. Et avec l’abonnement, ils pouvaient aussi accéder aux replays. » La start up a tellement bien rebondi, malgré l’effondrement économique ambiant, que le fonds d’investissement, qui avait décidé de mettre en pause l’investissement au moment de l’annonce du confinement, est revenu toquer à sa porte.
Youssef garderait tout des initiatives mises en place depuis un an. Il se marre : « Le plus compliqué, si le monde d’avant revient, ça va être de pouvoir gérer ces nouvelles activités, et celles qu’on faisait avant ». Alors, même si financièrement ça ne va pas fort, l’entreprise ayant fait recours aux mesures mises en place par le gouvernement pour soutenir les entreprises depuis le début de la crise (comme pour plus de 80% des entreprises françaises) avec un Prêt garanti par l’Etat (PGE) et mis plusieurs fois ses employés au chômage partiel, le trentenaire est confiant pour la suite : « Cette pandémie, ça a permis d’accélérer de trois ou quatre ans notre feuille de route initiale ! »
Extrait du Magazine Made In Réseau Entreprendre Paris, édité à l’occasion de 16 ans de l’association.
Made in Réseau Entreprendre Paris est un magazine fièrement édité par Réseau Entreprendre Paris – Directeurs de la publication : Colombine de Chantérac & Maxime de Couëssin – Édition déléguée : StreetPress – bonjour@streetpress.com – Édition et coordination : Johan Weisz-Myara – Journalistes et contributeurs : Colombine de Chantérac, Lucas Chedeville, Maxime de Couëssin, Ludovic Girodon, Pauline Larroque, Mathilde Manya, Armelle Weisman, Léopold Wolfrom – Photographe : Yann Castanier – Illustration et Direction artistique : Kiblind Agence – Imprimeur : ARCOS-IRIS – 46 rue de la République, 93100 Montreuil