Découvrez l’interview augmentée de Frédérique Bedos, marraine de la promotion 2023, réalisé par Thérèse Lemarchand, membre Réseau Entreprendre Paris.

« Il y a quelque chose de solitaire dans le fait d’entreprendre,
ce mouvement intérieur qui amène à entrer dans la bataille et se lancer dans l’inconnu.
C’est ensuite une aventure collective que l’on dessine avec son équipe. »


Frédérique Bedos, marraine de la promotion 2023

Journaliste et présentatrice depuis plus de 20 ans, Frédérique Bedos devient réalisatrice et fonde en 2010 l’ONG Le Projet Imagine. À travers ce projet, elle vise à inspirer et à mobiliser pour une société inclusive et durable.

Chevalier de l’Ordre national du Mérite, elle reçoit plusieurs prix prestigieux. Militante pour la paix, elle soutient divers projets humanitaires et éducatifs, et est marraine d’initiatives en faveur de l’égalité des chances.

Merci à l’agence de conférenciers Simone & Nelson, lauréat 2021, dont le métier est d’organiser des rencontres avec des orateurs inspirants. Ils proposent plus de 1 000 profils de notoriété.


Vers le pouvoir d’Être

Bonjour Frédérique, vous êtes journaliste, réalisatrice et productrice de documentaires, et également fondatrice de l’ONG d’Information Le Projet Imagine. Qu’est-ce que Le Projet Imagine ?

Le Projet Imagine est une ONG lancée en 2010 et reconnue par les Nations Unies dès 2017. Son action s’articule autour de deux pôles : des contenus inspirants et l’action de terrain. « De l’inspiration naît l’action » est notre devise : nous mettons en lumière l’histoire de celles et ceux que j’appelle les « Héros Humbles » qui ont souvent eux- mêmes leurs propres structures associatives, et nous créons des programmes d’accompagnement à l’action à destination des citoyens qui veulent contribuer à l’avènement d’une société plus juste, inclusive et durable. Notre action se déploie dans de nombreux secteurs de la société, les écoles, les universités, les prisons, les entreprises…

Nous sommes une dizaine de permanents et tout un réseau de bénévoles. Nous voulons réveiller l’espérance, donner le désir d’agir et accompagner l’action. C’est un travail très pionnier, très novateur, et qui ne cesse d’être évolutif, à l’écoute des signaux faibles de nos sociétés.

Pouvez-vous nous parler des moments clés qui vous ont amenée là ?

Ce projet est le puzzle de ma vie. Je suis journaliste, femme de médias. J’ai commencé ma carrière à l’international, dans les milieux anglo-saxons, et cela m’a beaucoup appris. Mais j’ai également constaté à quel point l’aspect mercantile trouble les choses. Quand la valeur de base est « faire de l’argent », alors les dés sont pipés.

J’étais au cœur du système et j’ai donc pu l’observer de l’intérieur, curieuse du monde et passionnée de son partage avec le grand public.

J’ai constaté à quel point le business model des médias influe sur le traitement de l’information, toujours plus anxiogène, ainsi que sur notre vision du monde. C’étaient les années où sont arrivées progressivement la téléréalité et les chaines d’information en continu. Avant même le développement des réseaux sociaux et l’apparition des fake news, je me disais déjà qu’il y avait danger pour la démocratie.

Les médias ont dessiné une trajectoire que j’estime être délétère car cela fait belle lurette qu’ils n’ont plus pour objectif principal d’être une fenêtre sur le monde, nous cultiver, nous informer… Faire de l’audience à tout prix engendre la télé spectacle, le sensationnalisme, la polarisation, l’hystérisation du débat public.

En juin 2008, j’ai donc décidé de quitter le monde des médias pour créer cette ONG d’information. Tout le monde à l’époque me regardait bizarrement. Mais cette menace était devenue pour moi une question existentielle*.

*Frédérique Bedos met ici en évidence la convergence de la conscience et de l’intention, qui se rassemblent vers un objectif qui devient alors incontournable, obsessionnel. De cette convergence nait la force de l’engagement, essentielle pour réaliser ses ambitions et ses rêves.

Je ne voulais pas donner mon temps, mes compétences, mon énergie au service de la peur, mais au service de l’espérance. Mon histoire familiale a profondément nourri ce projet. J’ai vécu dans une famille d’adoption avec une vingtaine d’autres enfants considérés comme inadoptables car trop lourdement handicapés ou traumatisés par la vie. Mes parents adoptifs étaient des gens tout simples, sans fortune personnelle, mais avec un cœur immense. Engagés au sein de l’ONG Terre des Hommes, ils ont été amenés à accompagner des placements d’enfants en familles d’accueil. Ils sont tombés sur des dossiers tellement complexes que personne ne pouvait s’en occuper. Le cœur déchiré, ils ont décidé de s’en saisir eux-mêmes.

Ils ont été créateurs d’espérance. Leur action extraordinaire a fait naître en moi cette idée de « Héros Humbles », car ils ont fait cela sans recherche de gloire ni de lumière. J’ai décidé d’éclairer les grands enjeux du monde via l’histoire de ces personnes au combat exemplaire.

Qu’est-ce qu’une information utile ?

Une information utile, selon moi, c’est celle qui donne envie de se lever et de s’engager. Les hommes et les femmes de cette trempe inspirent à se relever les manches, aller dans l’arène, et transformer les choses.

Leurs histoires sont authentiques et créent donc la confiance. C’est une leçon d’hu- manité et d’espérance exceptionnelle. Elle montre qu’il n’est jamais trop tard, que tout est possible et que c’est entre nos mains. Chaque fois que l’on change et que l’on s’améliore, on peut élever l’âme du monde. J’ai fait beaucoup d’événements aux Nations Unies, des discours, de grands débats, des projections. Les organisateurs ont observé que la confiance que suscitait Le Projet Imagine était un trésor, car de nos jours, la société est caractérisée par une immense défiance. C’est ce qui a accéléré cette recon- naissance onusienne obtenue dès 2017.

Tout ce que nous faisons au Projet Imagine s’appuie sur le vécu, la chair, l’incarné. Tout est là pour rejoindre les cœurs et les esprits, et engendrer la confiance.

Quel a été votre moteur principal sur ce chemin ?

J’avais fondamentalement besoin de donner du sens à mon action et d’être plus ajustée par rapport à mes convictions et mes valeurs.

Il y a quelque chose de solitaire dans le fait d’entreprendre, ce mouvement intérieur qui amène à entrer dans la bataille et se lancer dans l’inconnu. C’est ensuite une aventure collective que l’on dessine avec son équipe. Je suis journaliste et dans la création de ce souffle collectif j’avais tout à apprendre.

Je ne savais pas toutes les difficultés qui m’attendaient. Mais mon inspiration était plus forte que moi. Toutes ces interrogations, ce puzzle qui se reconstituait, ce Projet Imagine, ont tellement fait battre mon cœur que je n’avais même pas le choix de ne pas le faire. J’ai foncé tête baissée, avec tout mon idéalisme et ma naïveté.

Qu’est-ce que vous avez eu de plus dur à dépasser ?

J’ai été soumise à rude épreuve en tant que « cheffe d’entreprise », et ma plus grande difficulté a été de comprendre ce qu’exigeait ce rôle.

J’ai offert à mes premiers salariés ce qui est le plus précieux pour moi : la confiance et la liberté. Leurs expertises étaient différentes et complémentaires des miennes, je consi- dérais qu’ils étaient plus spécialistes que moi sur leur domaine.

J’ai été amenée à constater que beaucoup ne supportaient pas cette liberté, qu’elle représentait pour eux une forme de violence, qu’ils avaient besoin d’un cadre beaucoup plus précis. Mais j’ai mis un certain temps à comprendre cela, pendant lequel je me suis arraché les cheveux sans réussir ce que je voulais faire avec eux. Le management est un talent particulier, c’est une compétence professionnelle qui s’acquiert. J’ai progressé mais ce n’est pas mon talent principal. J’ai donc aujourd’hui une déléguée générale qui m’a libérée de ça. Ma binôme est fabuleuse, elle est très à l’aise dans ce rôle. Nous avons trouvé ce bon équilibre dans lequel chacune de nous trouve vraiment sa place*.

*La question de la place est centrale ! C’est l’un des enjeux prioritaires abordé par les bénéficiaires de nos coachings Mainpaces.
Dans toute entreprise en croissance et faisant preuve d’agilité pour anticiper les transformations du monde, les rôles et les fonctions évoluent rapidement.

Définir et comprendre sa position ainsi que celle des autres est devenu capital pour naviguer efficacement. C’est une question d’organisation, de périmètre. C’est également une question de posture et d’identité, qui touche à ce que nous sommes, à nos représentations, et à notre vie spirituelle.

L’enjeu de la place est beaucoup plus dense que l’on pourrait imaginer. Il mérite de s’y poser et d’y revenir, régulièrement.

Quelles sont les dimensions essentielles qui vous nourrissent dans la vie, votre équilibre personnel, qui vous donnent de l’espérance et l’envie de continuer ?

Je ne ferai aucune leçon d’équilibre. J’ai flirté de nombreuses fois avec le burn-out*. J’ai eu la chance d’y échapper de justesse.

*Tant de chefs d’entreprise femmes et hommes, de fondatrices et fondateurs d’organisation présentent un risque de burn-out. L’énergie est notre bien le plus précieux. Le burn-out annihile toute capacité à agir, parfois pour plusieurs années.

Il est primordial d’en prendre conscience, de sentir quand la ligne rouge est dépassée, d’écouter les proches qui vous disent « tu as changé », « je ne te reconnais plus », qui vous incitent à lever le pied. Réguler son énergie s’apprend.

Un leader doit savoir prendre soin de « soi ». La réussite du chef d’entreprise ne passe pas par l’épuisement, mais par une capacité accrue à déployer ses potentialités et celles du collectif qu’il développe. Il en est le cœur battant. Le corps vivant de l’entreprise apportera effets de levier et résilience.


L’entrepreneuriat demande énormément d’énergie, à la fois pour nourrir le projet et à travers ce que l’on donne à l’équipe.

En associatif c’est un peu la double peine. Vous êtes censée faire des miracles, sauver le monde avec très peu de moyens !

Nous sommes sur des sujets qui nous touchent profondément. C’est dur et c’est fragile.

D’un autre côté c’est également ce qui nous donne beaucoup de force. La question du sens est bien présente. Nous savons que notre action porte de beaux fruits, c’est ce qui nous donne envie de lui donner de l’ampleur. Le fait de se mettre au service d’une cause qui nous dépasse permet de se relever, de transcender l’épreuve. Nous la partageons avec nos Héros, Pierre Gay, Le Dr Shetty, Dominique Pace… C’est une énergie qui circule sans arrêt, on fait partie d’un tout aux vases communiquants.

Vous impulsez « un mouvement pour sauver la beauté du monde ». Qu’est-ce que la beauté représente pour vous, et pourquoi est-elle en danger ?

J’aime énoncer des devises comme cette phrase car elles reflètent la complexité de ce qui m’habite. Souvent dans l’esprit des gens la beauté est superficielle, éthérée, c’est une cerise sur le gâteau de la vie.

Pour moi la beauté est au cœur du réacteur, des enjeux et du sens. Nos sociétés modernes sont marquées par un tel déficit de poésie et de fantaisie ! Tout autour de nous est horriblement prosaïque et cela ne suffit pas à nourrir une vie humaine.

Le manque de sens nous épuise. Nous sommes éduqués non pas pour être des êtres humains en plénitude et des citoyens à part entière, mais pour être de « bons consommateurs » et de « bons producteurs ». La beauté nous permet d’embrasser une élévation de nos êtres et transcender la ma- nière dont on vit collectivement. C’est ce qui fait notre humanité. Il faut y revenir.

Mon Projet Imagine vise à recoller à tout ce qui fait la noblesse de notre humanité, ce supplément d’âme qui nous fait vibrer. C’est
la raison pour laquelle je tiens à soigner l’aspect artistique des films que nous produisons. L’élégance de la forme, la poésie du traitement de l’image sont au service de ces superbes histoires. C’est pour moi très important.

De quoi d’autre devons-nous prendre soin et pourquoi ?

L’espérance est essentielle. Les films du Projet Imagine démontrent que rien n’est perdu.

Pour autant mon message n’est pas l’action pour l’action. Je pense qu’aujourd’hui notre société se perd dans l’action. Si on ne se pose pas la question de ce qui sous-tend cette action, est-ce que c’est ajusté, est-ce que ça me nourrit, on est nous-même la chair à pâté de ce système. Je mets un point d’honneur à ne pas enjoliver les histoires que je raconte. Ce sont de véri- tables aventures humaines qui ont un coût souvent élevé. C’est le prix de la prise de risque et de l’audace. Rien n’est facile dans ces parcours de vie, et c’est bien pour cela que c’est héroïque.

Nous devons donc aussi prendre soin de nos choix. Conscients qu’il y a toujours un prix à payer, nous pouvons choisir plus soigneusement ce que nous voulons faire de nos vies. Malgré la difficulté, la fatigue, les angoisses que peuvent traverser ces héros, vous allez voir qu’il y a une lumière dans leur regard qui reflète une intensité de vie. On a soif de ça. La société nous a vendu un idéal de confort, mais on en crève. Le débat public ne tourne qu’autour de la question du « pouvoir d’achat ». C’est très réducteur. On a le pouvoir d’agir, de transformer, on a le pouvoir d’Être.

Nous sommes victimes d’une vision utilitariste de l’être humain. Selon ce prisme, à quoi sert alors une personne handicapée mentale ?

Nous devons prendre soin de la vie. Et pour cela, je pense qu’il faut faire un effort d’introspection, découvrir vraiment qui l’on est, s’extirper du brouhaha global pour se mettre à l’écoute de la petite voix intérieure. Elle sait ce qui nous rend vraiment heureux. C’est alors que l’intime rejoint l’ultime.

Il y avait dans ma famille un concentré du monde sous un même toit : nous étions de tous les continents, de toutes les couleurs de peau, nous ne parlions pas la même langue et nous étions atteints de toute forme de blessure. Malgré toutes ces différences, nous avons réussi à faire famille. Alors, c’est en connaissance de cause que je peux dire qu’il est grand temps de bâtir la grande famille humaine.

Qu’est-ce qui constitue pour vous plus largement les éléments de la réussite ?

L’humilité est toujours présente chez ces personnes qui s’emparent de sujets plus grands qu’elles. Elles savent qu’elles ne vont pas renverser la table à elles seules. L’humilité est ce qui permet d’y aller, de rentrer dans l’action. L’idéalisme de la perfection ne permet pas d’agir, on attend d’être prêt, d’être à la hauteur…et donc, on n’y va jamais. En cela, nos fragilités peuvent se révéler être une force. Elles provoquent les miracles.

La philosophie du Projet Imagine tient en équilibre sur une ligne de crête. Il s’agit d’aider chacun à prendre conscience de son pouvoir, c’est donc de l’empowerment, mais en veillant à toujours rappeler notre grande vulnérabilité et aider à se réconcilier avec elle. C’est dans cette harmonie que, selon moi, réside le secret de notre humanité*.

*Selon les définitions et les philosophies, réussir repose sur le succès, des résultats heureux, des objectifs atteints, le sentiment de progrès ou d’accomplissement… Le sentiment de réussite est très personnel. Il peut y avoir un grand écart entre ce que la société expose comme symboles de réussite (financière, matérielle, d’influence ou de notoriété…), et ce que ressent la personne concernée selon son propre référentiel.

Je crois essentiel de revenir au sentiment profond et intime de réussite, au risque sinon de se perdre dans toutes formes d’injonctions extérieures sur lesquelles on n’a pas de maîtrise. Il sera question de valeurs personnelles, de motivations, et d’engagement. Le sentiment de réussite est profondément relié aux moyens que l’on s’est donné pour accomplir ce en quoi l’on croît, et être en cohérence avec soi-même.

En ce sens, l’humilité est l’alliée de l’ambition pour réussir. Elle permet de rester ouverts au monde, de faire preuve de curiosité et d’être dans une attitude permanente de progrès. D’un point de vue entrepreneurial, l’impact positif de l’entreprise nourrit le sentiment de réussite de ses fondateurs. Concourir à un projet qui nous dépasse élargit les parois de nous-mêmes et nous grandit substantiellement.

Comme l’exprime plus haut Frédérique Bedos, contribuer à l’habitabilité du monde est une source de pression supplémentaire, mais donne du sens à notre action et accroît notre sentiment d’accomplissement personnel.

Avez-vous une maxime dans la vie ? Comment se caractérise-t-elle, qu’est-ce qu’elle vous apporte ?

Depuis plusieurs décennies, ce qui préside à la gouvernance du monde, c’est ce que l’on appelle la realpolitik, une forme de réalisme qui se veut « sérieux » mais qui est plus souvent cynique et terne. Je crois que c’est le moment de s’extirper de cette vision étriquée et considérer qu’au regard des défis de notre temps, la seule realpolitik digne de ce nom est celle qui réveille et encourage l’idéalisme voire donne une place d’honneur à l’utopie.

Dans les années à venir, nous allons devoir, individuellement et collectivement faire des sacrifices, renoncer à des modes de vie trop destructeurs pour la nature. Cela va nécessiter une belle noblesse d’âme. Si on n’est pas au rendez-vous, alors ce sera chacun pour soi, tant pis pour tous.

Aujourd’hui plus que jamais, quel intérêt avons-nous de passer à côté de l’utopie ?


Thérèse Lemarchand, membre Réseau Entreprendre Paris

Ingénieure des Ponts et Chaussées, elle a travaillé longtemps chez EDF avant de se consacrer à l’entrepreneuriat.

Imprégnée de la relation étroite entre écologie personnelle et écologie globale, et de la nécessité pour les dirigeants de développer aujourd’hui une nouvelle forme de performance et de relation au monde, elle crée Mainpaces en 2022.

Mainpaces déploie une approche unique du coaching exécutif, qui rassemble les voies du corps et du mental, pour développer l’accès à son écologie personnelle et à son plein potentiel. Elle s’inspire de l’accompagnement des sportifs de haut niveau, et s’appuie sur les neurosciences.

Thérèse Lemarchand est mère de 3 enfants.


Cet interview est extrait du Made In 2024, le magazine annuel de Réseau Entreprendre Paris spécial 20 ans. Voici l’extrait original.