« La figure de l’entrepreneur a adouci la figure du patron »

 

Jean-Laurent Cassely est un journaliste et essayiste de 39 ans. En 2017, il publie La Révolte des premiers de la classe et aborde la question des reconversions professionnelles et de l’entrepreneuriat. Deux ans plus tard, dans No Fake, il explore la quête de sens au-delà de la sphère professionnelle et l’authenticité comme valeur-clé des urbains diplômés. Cyrille Saint Olive (ancien directeur de Réseau Entreprendre Paris) et Armelle Weisman (Présidente de RE Paris) sont allés le rencontrer à Marseille, dans le quartier de la gare Saint-Charles, à l’Ecomotive, un café coworking où Jean-Laurent Cassely a ses habitudes.

Dans tes ouvrages, tu as analysé l’aspiration des jeunes diplômés de grandes écoles vers plus de liberté et d’entrepreneuriat. Au Réseau Entreprendre Paris, on a aussi remarqué que nos porteurs de projet sont de plus en plus diplômés et jeunes. Comment analyses-tu cette évolution ?

Jean-Laurent Cassely : D’abord, il ne faut pas oublier qu’il y a 2 grandes catégories de raisons d’entreprendre : d’un côté, ceux qui l’ont choisi, qui veulent avoir un « impact » plus grand, une liberté, de l’autre ceux qui y ont été poussés : c’est ça ou le chômage, ce n’est pas vraiment mon choix, mais je dois agir pour m’en sortir.

Mon sujet d’étude correspond à la première catégorie, une population plutôt très diplômée, qui peut cumuler master universitaire, diplôme de grandes écoles, expérience à l’étranger. Ils viennent également souvent de milieux plutôt favorisés. Et c’est bien ceux-là qui sont mis en avant dans les discours politique et médiatique : par exemple, parmi les entrepreneurs de la délégation française partis au CES de Las Vegas en 2016, 83% étaient titulaires d’un diplôme de grandes écoles. Il s’agit de l’élite scolaire, éducative et souvent socioéconomique du pays.

Or, hier, ces jeunes diplômés voulaient mener des expériences en entreprise, développer des compétences. Leurs aspirations ont changé : aujourd’hui, ils souhaitent entreprendre. L’entrepreneuriat est devenu très attractif, et même assez cool. Aujourd’hui, quand on « se lance » comme entrepreneur, on est admiré par ses camarades de promo. Ce qui n’était pas le cas il y a 10 ans. Et cette coolitude existe à 2 niveaux : à la fois sur la branche très high tech, qui est pensée dès le départ pour l’industrialisation, l’effet d’échelle et s’accompagne de grosses levées de fonds et de l’autre côté, à travers un engouement pour l’artisanal, qu’on voit dans le succès des projets autour de la cuisine, par exemple… Cette aspiration à du concret, j’ai pu la mesurer quand j’ai publié sur Slate, un article sur les « bullshit jobs », cette théorie de l’anthropologue David Graeber, qui parle de tous les « chargés de projet » et autres métiers éloignés du terrain et perdus dans les nasses de grandes entreprises.

Je l’ai publié en 2013 et je crois qu’il est encore aujourd’hui l’article le plus lu et le plus partagé de tous ceux que j’ai écrits durant plusieurs années. On peut penser que l’aspiration entrepreneuriale trouve une partie de ses motivations dans la fuite de ces « bullshit jobs », qui est un vrai phénomène générationnel.

Leurs aspirations ont changé : aujourd’hui, ils souhaitent entreprendre.

A côté de ce volet en négatif, as-tu analysé une aspiration plus humaniste, plus tournée vers des missions d’intérêt général qui serait exprimée par les entrepreneurs ?

Non, pas réellement. Soit parce que je ne m’y suis pas intéressé particulièrement, soit parce que l’expression de cette aspiration a émergé après 2012-2013, date de mon enquête. Mais c’est vrai que j’observe depuis peu que cette « aspiration au bien », portée hier par le secteur social et humanitaire, a été étendue à certaines zones de l’économie de marché, qu’il s’agisse d’affichage ou de préoccupation réelle. J’entends beaucoup que « pour améliorer les choses, il faut travailler en mode start-up ». Le terme « start-up » correspond ici plutôt à une méthode, à une philosophie pragmatique de résolution des problèmes qu’à une finalité. Plus généralement, l’idée que l’entrepreneur serait la solution aux problèmes sociaux que ni la politique, ni le tiers secteur ne parviennent à régler, est dans l’air du temps.

Dans ton livre, tu affirmes que « la figure consensuelle de la réussite est désormais celle de l’entrepreneur, qui réussit seul après avoir triomphé d’une série d’obstacles. » Mais comment en est-on arrivé au consensus ?

La Silicon Valley est passée par là ! Ce qu’a véhiculé la culture californienne, c’est l’idée que l’entreprise peut être un espace d’épanouissement, de prolongement de soi-même. On est passé d’un monde conservateur à un monde du pionnier, de l’innovation, de l’avenir. Ce qu’on voit en France, c’est aussi l’évolution sémantique des discours : on disait « le patron », mot connoté plutôt péjorativement qui s’inscrit dans le champ politique et de la conflictualité. Puis on a dit « créateur d’entreprise », plus neutre, qui est une catégorie de l’INSEE. Aujourd’hui, on dit « entrepreneur », qui véhicule du positif. La figure de l’entrepreneur a adouci la figure du patron, quitte à tomber parfois dans un excès inverse, de refus d’assumer la dimension hiérarchique –c’est le cliché de l’entrepreneur sympa que ses salariés tutoient. Aujourd’hui, l’usage de la notion s’est encore étendu et on devient entrepreneur de tout, y compris de soi-même…

Que dire alors du terme « start-upper » ?

« Start-up » était d’abord un terme utilisé pour définir une modalité économique : une entreprise nouvelle avec une courbe de croissance importante. On l’a associé au secteur des NTIC. Puis le langage de la start-up a débordé de son lit et a envahi la société. Aujourd’hui, on « gère » toutes les sphères de notre existence. La start-up en est arrivée finalement à définir l’entrepreneuriat. Le bon entrepreneuriat c’est l’hyper-croissance. C’est une stratégie du tout ou rien. Soit je m’impose sur le marché, avec de grosses logiques d’investissement, soit je disparais. Quitte à effacer les autres modèles d’entrepreneuriat.

L’entrepreneur cherche à avoir un impact grandiose sur le monde.

 

Quels sont les moteurs des start-uppers selon toi ?

Si l’argent était le premier levier, les « founders » seraient tous restés dans la finance. Le « start-upper », c’est l’inverse du monde de la finance, du monde de l’argent « pour l’argent ». Il cherche à avoir un impact grandiose sur le monde. Il est aussi mégalo mais différemment du trader d’American Psycho. Elon Musk incarne cette démesure.

Pourtant, beaucoup d’entrepreneurs se retrouvent dans une forme de contradiction entre l’image idéalisée du start-upper et la réalité du quotidien, qui n’est pas toujours rose.

C’est vrai que c’est comme si les belles images de la Silicon Valley nous avaient fait oublier que les entreprises sont des lieux de travail. Pour citer un fonds d’investissement rencontré lors de mon étude : « Quand vous créez une entreprise c’est très fun, mais quand vous la gérez, la stabilisez, c’est très chiant ». Il y a peut-être un peu de désillusion.

On met en avant l’entrepreneur très libre, alors que la précarisation et les difficultés sont très peu mises en avant. Pourquoi cacher cela ?

Derrière l’entrepreneuriat, il y a une utopie d’épanouissement. C’est comme si le travail, qui était hier lié à la contrainte, était devenu un prolongement du développement personnel. La mode est à être « entrepreneur de soi-même », véhiculant ainsi l’idée que rien n’est impossible à qui a la bonne méthode entrepreneuriale. C’est à la fois une promesse et un danger. L’entrepreneuriat est devenu une réponse à un besoin d’absolu que la politique ne remplit plus. On attend des entrepreneurs qu’ils règlent les problèmes de la société, qu’ils apportent une amélioration sociale collective. Mais ces attentes peuvent aussi être un fardeau sur leurs épaules. En somme : il n’y a pas de problèmes sociaux auquel une bonne appli bien calibrée ne pourrait répondre. Or, la « start-up nation » ne peut pas tout.

Dans ton livre, tu mets en avant le « pouvoir d’influence et de prescription » des entrepreneurs. Quel est-il réellement ?

Ils illustrent par leur existence, leur nombre et leur visibilité, une nouvelle manière de voir le monde. Culturellement, c’est le signe d’un impact qui dépasse leur fonction. Mais ce serait bien de rétablir le curseur. Que les gens qui ne veulent pas être entrepreneurs puissent ne pas l’être, sans en rougir, sans qu’ils soient jugés pour autant. Et que ceux qui veulent l’être soient aidés.

Ne penses-tu pas que l’entrepreneuriat est aussi un incroyable vecteur pour redécouvrir l’économie réelle, concrète ?

C’est vrai, qu’avant les start-up, parler d’économie était un pensum. Puis, tout à coup, on s’est passionné sur les business model. Et on a découvert que l’économie quand c’est fait très concrètement, c’est passionnant. Les questions de marché, de stratégie deviennent rigolotes quand on parle de burgers ou de bières. On redécouvre la petite unité de production, l’entrepreneur « small batch », les modèles de proximité, raisonnés. C’est vrai qu’avec l’entrepreneuriat, on voit l’aspect palpable et concret de l’économie, et donc l’impact que l’on peut avoir sur le monde.

Texte : Cyrille Saint Olive et Armelle Weisman

Extrait du Magazine Made In Réseau Entreprendre Paris, édité à l’occasion de 15 ans de Réseau Entreprendre Paris.

Made in Réseau Entreprendre Paris est un magazine fièrement édité par Réseau Entreprendre Paris – Directeurs de la publication : Cyrille Saint Olive et Colombine de Chantérac – Édition déléguée : StreetPress – bonjour@streetpress.com – Édition et coordination : Johan Weisz-Myara, Célia Mebroukine – Journalistes et contributeurs : Célia Mebroukine, Robin d’Angelo, Pierre Bernat, Pierre-Henri Caquelin, Cyrille Saint Olive, Armelle Weisman, Camille Caubrière, Alizée Doumerc – Photographe : Yann Castanier – Illustrateurs : Simon Bournel Bosson, Agathe Bruguière – Direction artistique : Kiblind Agence – Imprimeur : Musumeci S.p.A. Loc. Amerique 97 11020 Quart (AO) – Italie.