Dans le cadre du partenariat que Réseau Entreprendre® et le Ministère de la Culture ont engagé en 2018, Nathalie Boutet, dirigeante de l’entreprise Ducaroy Grange et lauréate de Réseau Entreprendre® Rhône, a accueilli en résidence d’artistes, pendant 8 mois, l’artiste Théo Massoulier. La restitution de cette résidence est en cours jusqu’au 10 novembre à la Galerie Tator.
Vous avez lancé une résidence d’artiste dans le cadre du partenariat initié entre Réseau Entreprendre® et le ministère de la Culture. Quelles raisons vous ont conduit à ce projet ?
Théo Massoulier : Quelques mots sur mon parcours avant de répondre à cette question. Je suis artiste visuel. Je suis diplômé de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon que j’ai intégré plutôt tardivement à 27 ans. J’avais auparavant un cursus en langues et civilisations orientales, plus particulièrement en japonais : plusieurs voyages dans le pays et un séjour prolongé d’un an à Kyoto. La société japonaise m’a fait m’interroger sur l’histoire et l’évolution des sociétés en général, leurs processus de modernisation, la technologie. Cela a été pour moi une porte d’entrée vers des questions liées à la métamorphose au sens large, et aux processus de rupture. Tout ce bagage réfléxif a alimenté les enjeux esthétiques que j’allais déployer quelques années plus tard aux Beaux-Arts.
Là-bas, dès la première année j’ai découvert le plaisir des jeux sculpturaux. J’ai appris à me délier la main et l’esprit, à lâcher prise pour expérimenter. La sculpture a aiguillé finalement ces cinq années. De l’équilibre, je suis passé à des choses plus figuratives. Après mon diplôme de fin d’étude, j’ai commencé à démonter toutes sortes d’objets électroniques, j’ai commencé à assembler ces petites pièces que je trouvais intéressantes, faire des collages et créer des sculptures. Plus on fait de choses, plus il y a d’opportunités et de combinaisons. J’ai aussi découvert les problématiques de l’anthropocène, de l’entropie, les questions du vivant au sens large. Je suis sorti diplômé avec les félicitations du jury en 2016. J’ai exposé en Italie, en France, en Espagne, en Belgique et au Japon. J’ai participé à la Biennale de Lyon en 2019.
C’est la curiosité et l’opportunité de nouvelles découvertes qui m’ont amené à ce projet de résidence chez Ducaroy Grange. J’ai rencontré Nathalie Boutet lors des journées portes ouvertes de l’atelier collectif d’artistes que j’occupai alors. Madame Boutet nous a ensuite aimablement invité à visiter son entreprise, ce qui a chez moi suscité le désir d’ouvrir une nouvelle séquence créative chez Ducaroy Grange. J’arrivais à un moment de mon parcours où j’avais besoin de me challenger et de ré-expérimenter ; c’était clairement une opportunité de lancer une nouvelle série avec des moyens techniques et un savoir-faire humain exceptionnels.
J’ajouterai que j’ai été attiré par l’idée de sortir de mes habitudes et de mes routines : être confronté à une autre réalité professionnelle, découvrir le travail en équipe, de nouvelles techniques, de nouveaux matériaux…
Nathalie Boutet : L’entreprise Ducaroy Grange a plus de 80 ans d’existence. Je suis lauréate de Réseau Entreprendre® dans le cadre de ma reprise de l’entreprise en 2018. Fin 2019, j’ai été informée du partenariat entre le ministère de la Culture et Réseau Entreprendre® pour encourager les résidences d’artiste et de la possibilité pour les entreprises lauréates qui le souhaitent de pouvoir accueillir un artiste dans leurs locaux en vue de la création d’œuvre.
J’ai trouvé ce dispositif très intéressant pour ouvrir l’entreprise à un autre univers sur son territoire. Maquettistes, nous exerçons un métier d’art mais qui est peu reconnu comme tel. Par ailleurs, confronter une approche d’artisan d’art et d’artiste me paraissait être une expérience très enrichissante. Je me suis alors renseignée sur le dispositif auprès de Réseau Entreprendre® et de Michel Griscelli de la DRAC. J’y ai trouvé l’opportunité d’apporter de l’aide à un artiste, de promouvoir l’art mais aussi de trouver un regard différent et source d’innovation pour notre entreprise.
La pandémie du Covid a différé le projet. Elle a toutefois permis de créer des liens entre le milieu de l’art et l’entreprise de différentes manières :
- Échanges de pratiques entre Ariane Réquin, qui accompagne des projets artistiques en co-construction entre l’artiste et l’entreprise.
- Mise en place de rencontres d’artistes aux ateliers du GrandLarge et de l’ouverture de notre atelier à la visite d’artistes.
- Rencontres avec des artistes, échanges et visites croisés sur nos métiers respectifs.
Ces démarches, l’ouverture et l’inspiration amenées m’ont conforté dans l’idée de poursuivre ce projet. La période a également permis d’échanger en interne sur le projet et de permettre son acceptation par l’équipe.
Notre polyvalence, notre expérience et la variété des outils de notre atelier nous permettent de créer un environnement propice à l’accueil d’une résidence d’artiste et l’exploration par ce dernier de d’autres possibles et inspirations. Au-delà de la rencontre avec notre outil de production, la co-construction de ce projet permet aux deux acteurs d’élargir leur vision à des domaines peu ou mal connus et d’enrichir leur pratique en osant faire un « pas de côté » dans leur pratique habituelle.
L’exposition du travail de l’artiste à l’issue de la résidence au sein de la Galerie Tator permettra à l’artiste des retombées. Pour l’entreprise, outre la communication apportée, cela nous permet également de contribuer à la vision que les entreprises ne sont pas des espaces clos, repliés sur eux-mêmes, mais permet de témoigner de notre engagement sur notre territoire. Elle permettra, je l’espère, de montrer que cet engagement peut prendre des formes très diverses, y compris en lien avec le milieu artistique.
En quoi a consisté ce projet ? Comment ce projet s’est-il déroulé ?
TM :
- La découverte :
Le projet a consisté à échanger et à m’insérer dans l’entité productive. Découvrir les gens, découvrir les machines. J’ai expérimenté, essayé, commis des erreurs sur différents matériaux. J’ai découvert différentes techniques. J’ai apprivoisé les machines et les logiciels. J’ai dû comprendre où sont les choses dans l’atelier. J’ai dégagé des espaces d’expérimentation, il y a des surprises, des découvertes. J’ai discuté avec les membres de l’équipe, échangé sur nos différents parcours, expliqué pourquoi j’étais là.
À mi-résidence j’avais une échéance personnelle importante avec une exposition à Bruxelles pour la galerie Meessen De Clercq, qui me réprésente. J’ai poursuivi mon travail précédent en intégrant mes expérimentations au sein de l’atelier : peinture, aérographie, découpe laser, travail des résines.
- 2e partie de la résidence :
J’ai dû me remobiliser l’exposition passée. Mes expérimentations se sont alors déportées vers la réalisation d’une nouvelle série. J’ai eu le souhait de concrétiser mes expérimentations par la production effective de nouvelles œuvres. Cela m’a accompagné jusqu’à la fin. L’intégration et l’ambiance de travail ont été très bonnes. Le déroulement de la résidence a été excellent. Je suis d’ailleurs venu travailler dans l’atelier plus qu’imaginé au départ !
NB : Le projet s’est très bien déroulé. Théo est très agréable. Il s’intéresse à notre travail et est ouvert aux échanges, aux remarques de l’équipe. L’idée était de lui faire profiter de nos outils de production. Cela a nécessité que l’équipe lui transmette nos consignes et le forme à l’utilisation des machines. Nous ne sommes pas là pour produire pour lui mais pour lui permettre de découvrir, d’expérimenter et de produire ses œuvres. Bien entendu, s’il n’arrive pas à faire quelque chose de trop technique, un maquettiste peut l’aider. L’équipe a vraiment joué le jeu pour intégrer Théo et Théo s’est beaucoup adapté à nos contraintes de production et d’activité.
Que vous a apporté ce projet ?
TM : Les échanges dans l’atelier m’ont beaucoup aidé : les conseils et l’expérience des équipes ont été précieux. Plus globalement je pense que ce projet m’a fait murir. Il m’a apporté une nouvelle manière de travailler avec un nouveau protocole et l’intégration de matériaux que je n’utilisai pas ou très peu.
À mi-résidence j’ai par exemple souhaité basculer mes recherches vers des productions plutôt murales tout en continuant à travailler le volume. J’ai commencé à assembler des bas-reliefs en fragment de plexiglas grâce à la découpe laser. La vitesse, la précision, le calibrage du laser m’ont impressionné et poussé vers cette voie. Cela ouvrait des possibilités de formes et de couleurs (je voulais explorer des réalisations formelles inspirées du Jeu de la vie du mathématicien Conway). Parallèlement je revenais aussi à l’image via la peinture. Mes œuvres récentes sont devenus hybrides. Elles donnent à voir des peintures sur lesquelles se greffe des assemblages sculpturaux en bas-relief et des incrustations de plexiglas.
Les huit mois de résidence m’ont donné suffisamment de temps pour évoluer. La découverte de nouvelles techniques exige de ne pas être dans la pulsion. J’ai changé certaines habitudes de travail pour faire naitre ma nouvelle série. Là où j’étais habitué à travailler mes compositions par fulgurance, j’ai dû envisager le dessin préparatoire pour produire mes formes.
Il y a toujours une inertie positive dans un projet ; dans quelques années, je pourrai certainement évoquer d’autres bénéfices que je n’identifie pas encore. Une résidence de ce type, ce sont aussi des rencontres (des personnes qui peuvent devenir des amis) et une confrontation à un univers professionnel inconnu. Tout cela est naturellement fécond pour un artiste.
NB : Je pense que c’est valorisant pour chaque salarié de voir ce qu’il a pu apporter, transmettre à Théo. Théo s’est inspiré de réalisations et de techniques qu’il a vu au sein de l’atelier. Je trouve que c’est une très belle valorisation pour notre savoir-faire. C’est aussi une découverte du process artistique. Nous voyons au jour le jour sa démarche de création et nous découvrons ce qu’il a puisé dans le travail de chacun. Théo est très cultivé, s’intéresse à beaucoup de choses, cela a été très riche d’échanger avec lui pendant plusieurs mois. Il nous a fait découvrir de nombreuses choses.
Avec les parties prenantes qui s’intéressent à notre démarche, c’est également l’occasion de partager sur des sujets différents. Cela modifie notre image même s’il est très difficile d’en mesurer l’impact. Finalement, c’est également une opportunité commerciale avec le développement d’une activité de collaboration professionnelle avec des artistes que nous avons déjà pu expérimenter pour un autre projet.
Quels conseils donneriez-vous à un entrepreneur et à un artiste souhaitant se lancer dans une résidence ?
TM : Il faut arriver humblement, être dans l’écoute et l’observation. Il faut prendre ses marques mais comprendre rapidement le fonctionnement interne de l’entreprise, ses potentialités techniques et humaines. Il faut expérimenter et prendre le temps de laisser les choses émerger. La résidence peut durer entre 3 et 8 mois. La question du temps de la résidence par rapport à ce que l’on souhaite faire est essentielle. J’avais opté avec l’accord de Madame Boutet pour un format long, qui à mon sens m’engagerait d’avantage à faire évoluer ma pratique.
NB : Pour se lancer dans un tel projet, il faut accepter une grande part d’incertitude. Au départ, il est impossible de déterminer le résultat. C’est très inhabituel pour un entrepreneur, quand on lance un projet c’est pour atteindre un objectif. Il faut donc aussi accepter d’être challengé ! Il n’y a pas besoin d’être un expert en art contemporain, l’entrepreneur doit juste être curieux et respectueux du travail de l’artiste. Il faut essayer d’accompagner sans jugement et avec bienveillance. Il est aussi nécessaire d’impliquer l’équipe de travail. Elle doit comprendre pourquoi on souhaite mener cette expérience.
Je pense qu’il est important que l’artiste et l’entrepreneur se rencontrent avant de lancer la résidence, qu’une visite de l’entreprise ait lieu. Il faut que l’artiste ait envie de venir y passer du temps et il faut que l’entreprise ait envie d’accueillir l’artiste.
Si un entrepreneur se questionne, c’est qu’il faut qu’il se lance !
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