C’est au Forum Economique Breton à Saint Malo, le 7 septembre 2023 que Véronique L’AOT a rencontré Michel PUECH, enseignant-chercheur en philosophie à Sorbonne Université.
Michel y animait une table ronde sur le thème « La charge mentale du dirigeant ». D’où l’idée de cette interview, afin d’approfondir un sujet central pour les dirigeants et dirigeantes d’entreprise accompagnés par Réseau Entreprendre® Bretagne, celui de l’isolement auquel ils sont confrontés dans leur fonction.
Comment définissez-vous la charge mentale du dirigeant ?
« Charge mentale » vient de la psychologie et désigne tout ce qui occupe l’esprit d’une personne : informations à acquérir et stocker, obligations et responsabilités, mais aussi des émotions telles que le stress ou le mal-être.
Le succès de la notion vient de la double-journée des mères de famille qui ont aussi un emploi, « charge mentale » dès lors implique surcharge et mauvais vécu. A première vue l’application aux dirigeants et dirigeantes d’entreprise semble incongrue mais en pratique ce sont bien des personnes à double- ou triple- journée, ou pire. Et dont les difficultés sont, pour d’autres raisons, « invisibilisées » comme l’étaient celles des ménagères-travailleuses.
En quoi est-elle différente pour un dirigeant par rapport à un cadre en entreprise ?
La différence est dans le fait d’être le dernier maillon – une expression courante aux USA est « the buck stops here« , ce qui signifie que la transmission de son problème à quelqu’un autre s’arrête ici. J’appellerais ce phénomène « la solitude du haut de la pyramide« .
Un cadre, même membre de l’équipe dirigeante, a des pairs, il est inséré dans une communauté, ce qu’on appelle un « agent collectif » en philosophie.
Est-ce un phénomène nouveau ? Pourquoi ?
Depuis qu’il y a des responsables et des responsabilités, elles « pèsent », elles sont une « charge », qu’on porte plus ou moins difficilement et plus ou moins seul. Ce qui est nouveau dans les organisations modernes, c’est l’accélération et la densification des tâches prescrites. Le travail devient moins dur physiquement mais plus difficile psychologiquement.
Quels sont les facteurs de stress et/ou d’épuisement pour les dirigeants ?
Outre ce contexte d’accélération et de multiplication des tâches, qui est largement un effet paradoxal de la facilitation numérique, et qui affecte à peu près tout le monde, les dirigeants sont en situation de « gouvernement » ou « gouvernance » comme on dit maintenant, ce qui induit le même type de stress et de fatigue que son origine étymologique : naviguer, être à la barre d’un bateau, avec d’une part des éléments externes imprévisibles et dangereux (le vent, la mer, les courants) et d’autre part une « charge d’âme », la tension que crée la responsabilité.
Les mouvements actuels de « démission silencieuse » (quiet quitting et plus encore tang ping en Chine) sont des refus de responsabilité, des refus de la « charge » plus que du « travail ».
Comment un dirigeant peut-il faire pour limiter sa charge mentale ?
Voilà une question que les philosophes se posent pour tous les humains depuis toujours ! Les écoles de philosophie morale les plus applicables aujourd’hui, d’origine grecque (les Stoïciens) comme d’origine chinoise (les néo-confucianistes) s’accordent sur l’idée de soin de soi, je dirais « prise en charge de soi » : du self-care qui est la condition pour prendre soin des autres et d’une organisation – par opposition à la dispersion altruiste et affairée si courante dans la vie d’entreprise où l’expression « le nez dans le guidon » est si souvent entendue dans mes interventions en entreprise. Marc-Aurèle par exemple, le philosophe dont les Pensées sont faciles à lire et un best-seller immortel, était empereur de Rome, ce qui est clairement un poste de dirigeant à responsabilité.
Comment les neurosciences parlent-elles aux dirigeants ?
Elles confirment, je crois, la sagesse philosophique sur les deux points essentiels :
- Prendre conscience de ce qui pèse au lieu de chercher à ne pas le voir ;
- Et partager la charge pour activer les circuits de l’empathie, au lieu de tout garder pour soi.
On parle d’écologie mentale : quelles sont les dimensions s’y rattachant ?
C’est effectivement une belle image pour le « soin de soi », qui porte en elle l’idée d’équilibre et de durabilité, mais aussi l’idée d’équilibre dynamique et de robustesse ou résilience, les caractéristiques des écosystèmes qui intéressent aujourd’hui les sciences humaines au moins autant que les biologistes.
Comment faire évoluer nos schémas mentaux « à la française » pour nous adapter à un monde qui a changé (et qui va encore changer) ?
Je mettrais en tête de liste l’abandon des cultures de la culpabilité et du « pas de vague », et c’est déjà un vaste programme…
Table ronde enregistrée lors du FEB :
Réseau Entreprendre® Bretagne, c’est plus de 320 chefs d’entreprise ! Certains d’entre eux peuvent également ressentir cette charge mentale du dirigeant. N’hésitez pas à contacter votre délégué territorial pour être mis en contact avec d’autres dirigeants ! #resilience #solidarite
Aucun entrepreneur ne doit rester seul #avecREjagis